Le sang noir

Le sang noir

La chasse est une pratique impénétrable et énigmatique qui n’est pas toujours comprise dans notre société moderne. En quoi consiste-t-elle ? Des secrets sont-ils transmis d’une génération à l’autre ?

Rencontre avec des chasseurs du val de Bagnes - Les Secrets du val de Bagnes, une invitation à voir l’invisible d’un paysage traversé, dès le 11 juin 2022.


 « Le sang noir, c’est le sang du cerf en rut, tué lors de la chasse, celui du sanglier, vieux mâle solitaire ; mais aussi celui qui coule dans mes veines de chasseur à l’automne, ou encore de l’homme des bois, du loup-garou, de l’enragé, du possédé. »

« Sous l’emprise croissante du sang noir, l’humain en arriverait à partager nombre des facultés propres à l’animal sauvage. Ce sentiment traverse tous les discours actuels. L’ensauvagement est associé à un étonnant développement des sens. Les chasseurs sont unanimes : en forêts, seuls les sens premiers importent. Nulle instruction ne peut être donnée. Reconnaître des odeurs, déceler un changement de vent, percevoir le cri du geai, pénétrer du regard les fourrés les plus sombres, guetter des bruissements furtifs… Le monde de la chasse est décrit comme un espace d’impressions et de traces fugitives. Il est un univers insoupçonné du commun des humains, et seul le corps sauvage peut en découvrir la vérité cachée. Souvent les mots manquent aux gens de chasse pour rendre leur pensée profonde, et il faut une observation longue et patiente pour, pratiquement à la dérobée, glaner des réflexions furtives, recueillir des impressions intimes. »

Bertrand Hell, Le sang noir : Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994.

« Pourquoi est-ce que j'appuie sur la détente de ma carabine ?" G. est un des meilleurs chasseurs que je connaisse, un de ceux aussi que cette interrogation poursuit parce qu'il se sent le théâtre d'une opposition irréductible - il hait farouchement la brutalité et la violence, il s'insurge, où que ce soit, contre la domination, la cruauté, l'absurde inhumanité, des holocaustes que notre espèce ne cesse de sécréter. Et pourtant, lui aussi prend sa carabine et part en forêt. À la question première, G. donne aux termes de son analyse une réponse multiple, là encore illustrée par le récit du premier affût au lièvre d'un braconnier de douze ans - lui-même -, une merveille de fraîcheur que Pergaud ou Genevoix auraient pu écrire. Cette réponse résume en quelque sorte les caractères fondamentaux du chasseur : le goût profond de se mêler à la nature au point de ne plus en être qu'une part ; un besoin viscéral de préhension, de possession ; une attirance vive pour un jeu aux règles précises, qui demande une longue connaissance de son rival ; un attrait passionné fondé sur le goût du secret, de l'irrémédiable, la fascination de la mort, l'apprentissage du destin. G. a su nommer ce vers quoi il marche : un "crime passionnel ».

Philippe Guillemin, Le sang de la forêt, Paris, Nouvelles éditions place, 1997.

« L’ensauvagement se traduit par une maîtrise parfaite des mouvements. Chasseurs et traqueurs affirment disposer « d’une aisance naturelle ». Chacun se meut sans bruit en forêt, évite les brindilles cassantes ou les pierres prêtes à faire trébucher. Aucun geste brusque ou déplacé ne vient trahir la présence de l’initié. À la différence des autres utilisateurs de la forêt (promeneurs, cueilleurs de champignons, bûcherons, etc.), les chasseurs ne sont pas des intrus. Le corps sauvage se fond dans la forêt, il est devenu une ombre glissant dans les taillis, il s’est fait silhouette parmi les silhouettes incertaines qui hantent les bois. La fusion est achevée ; même l’odeur ne permet plus de différencier l’humain de l’animal sauvage. »

Bertrand Hell, Le sang noir : Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994.

« À la chasse était attachée autre chose encore : l’expérience de l’ineffable dans la nature. J’avais appris de mon père qu’il ne fallait jamais perturber le rythme vital de la nature. Tout bruit était à éviter. Marcher silencieusement s’imposait à l’esprit. En ce sens, j’ai appris enfant, de mon père, à écouter le silence de la forêt. »

Karlfried Graf Dürkheim, Erlebnis und Wandlungen. Grundfragen der Selbstfindung, Fribourg, Barth, 1978.