Ceux du Monde

Ceux du Monde

On his first journey in Russia in 2010, Yann Laubscher discovered an isolated valley crossed by a river, the Ka-Khem (Little Yenisei River), where approximately 1000 Orthodox Old Believer live out of this world. During eight months each year, the valley is cut off by the snow, the river being frozen over. Six years after this first expedition, the photographer decided to return, this time in the heart of winter, walking 100km back up the frozen river to the last family living the most upstream, and therefore the most isolated.

After several endless days of walking, fighting cold bites and the pitfalls of the Ka-Khem, the photographer and his interpreter discovered, nestled in the heart of the valley, anchorites living in hermitage in simple shacks. In their daily life, where praying, reading, gardening, caring for livestock, cultivating, hunting and fishing are mingled, a kind of exclusive asceticism is established. Living in hermitage means salvation.

For Yann Laubscher, pointing his lens at them would be an act of betrayal. A temptation to which he did not yield, photography being fundamentally contrary to the spirit of confidentiality of forest hiding. Ka-Khem, taiga, snow, ice and izbas compose the photographs designed to recreate the photographer's journey through a hostile environment, with a frozen river as a narrative thread.

 

En 2010, lors de son premier périple en Russie, Yann Laubscher découvre une vallée isolée traversée par une rivière, le Ka-Khem (Petit Ienisseï), où vivent environ 1000 personnes recluses du monde. Huit mois par an, la vallée est coupée du monde par la neige, le fleuve étant gelé. Six ans après cette première expédition, le photographe décide d’y retourner au cœur de l’hiver et de remonter 100km à pied le fleuve gelé jusqu’à la dernière famille installée le plus en amont, et donc la plus isolée.

C’est après plusieurs interminables jours de marche, à lutter contre les morsures du froid et les pièges du Ka-Khem, que le photographe et son interprète découvrent, nichés au cœur de la vallée, des anachorètes vivants en ermitage dans de simples masures. Dans leur quotidien, où se mêlent prières, lectures, jardinage, soin du bétail, culture, chasse et pêche, une sorte d’ascétisme exclusif s’est instauré. Vivre en ermitage, c’est le salut.

Le passé de ces familles orthodoxes vieux-croyants, installées dans cette vallée depuis plus de 100 ans, s’inscrit dans une fuite liée à un schisme de l’Eglise en 1653. La contestation du Tsar, le rejet de tous les pouvoirs, la négation des lois gouvernementales, des papiers officiels, de la nourriture et des coutumes du « siècle » les ont menés à se cacher dans les recoins les plus inaccessibles de la taïga et vivre en totale rupture avec le monde. En se mettant à l’abri de celui-ci, plein de tentations, de péchés et d’outrages à Dieu, ils sauvent leurs corps et leurs âmes. Leurs pratiques quotidiennes, leur habillement, leur nourriture, leurs habitudes, leur langage, leurs icônes, leurs rites, leurs vieux livres manuscrits et leurs légendes : tout ceci est préservé dans cette vallée des temps passés grâce à une certaine distance et une inaccessibilité, malgré les échanges avec les voyageurs de sel et de fer contre du poisson et de la fourrure.

Ce face à face avec une nature –riche, mais impitoyable – est soutenu par la force de leur foi, quasi frénétique, les aidant à survivre, à tenir bon et endurer tout ce que le sort leur réserve. De plus, les événements violents du XXème siècle confortent ces anachorètes dans leur vision du monde pécheur.

Yann Laubscher adopte la place de l’observateur impliqué : tout à la fois situé à l’intérieur et à l’extérieur de son sujet. Pour lui, braquer son objectif sur eux reviendrait à trahir leur confiance. Et il n’a pas cédé à la tentation, la photographie étant fondamentalement contraire à l’esprit de confidentialité de la clandestinité forestière. Ka-Khem, taïga, neige, glace et isbas forestières composent donc ses photographies. Elles créent le récit du cheminement du photographe et de son interprète dans un milieu hostile, avec la rivière gelée pour fil conducteur.